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8 janvier 2016 5 08 /01 /janvier /2016 09:21
Qu'entend-on par jihâd ?

Le jihadisme contemporain entend faire table rase du passé, y compris en imposant une nouvelle acception du mot jihâd[4].

 

Sources :  Sciences Humaines par Makram Abbès[1] le 04/03/2016

Tuer au nom de Dieu. Vouer une haine inextinguible à l’autre parce qu’il est différent théologiquement. Penser que le salut de l’âme peut être obtenu par des atrocités ! Certains groupes politiques radicaux ont réussi à propager ces images à propos de la guerre en Islam[2]. Et une actualité déchirée par de nombreux conflits l’a imposée aux médias, contaminant jusqu’aux spécialistes les plus avertis et les moins tentés par les essentialismes de tout genre. Si bien qu’affirmer qu’il y a eu d’autres manières de penser la guerre en Islam ou oser des comparaisons avec d’autres cultures relèverait de la gageure, tant les adeptes de cette conception une et indifférenciée de la guerre la confondent avec une identité culturelle et religieuse.

 

Afin de sortir de cette approche conduisant à de nombreuses impasses, il faut d’abord rappeler le contexte de l’élaboration de la doctrine jihadiste. Cette dernière est, en effet, le produit d’une réaction identitaire globale qui caractérise l’époque contemporaine. Elle s’est mise en place précisément au milieu du 20e siècle, avec les théoriciens de l’idéologie islamiste. C’est dans ce contexte de l’extinction du paradigme de l’Empire avec l’abolition de la dynastie ottomane en 1922, et de la délégitimation des modèles politiques anciens au profit de l’État-nation importé d’Europe, qu’une forte pensée réactionnaire et conservatrice émerge dans le sillage des Frères musulmans, fondés en Égypte. Elle propose une alternative à la culture libérale qui s’est implantée dans l’Orient arabe, et qui a conduit à une modernisation rapide du droit, du statut de la femme, des lettres, des lois et des pratiques politiques.

 

L’assomption de cette pensée n’est pas immédiate : elle est contenue dans les années 1950-1960 par les espoirs de la fondation d’un État séculier et moderne, et par la présence d’une culture héritière de la période de la Renaissance arabe, la Nahda, étalée sur un siècle (milieu du 19e/milieu du 20e siècle). Mais les échecs répétés lors des conflits avec Israël, la révolution iranienne de 1979, enfermée après son éclatement dans un caractère religieux prononcé revendiquant un « gouvernement islamique », enfin le contexte géopolitique et économique amenant les États-Unis à maintenir leur contrôle sur tous les pays du Moyen-Orient… Tous ces facteurs ont fortifié cette tendance guerrière jihadiste, avec le modèle théologique dont elle se réclame, et favorisé la confusion entre ses propres pratiques guerrières et l’identité « islamique » qu’elle promeut.

 

 

- Atomisation de la violence

La notion de « jihâd » est très symptomatique de ces difficultés actuelles, de ce malaise profond dans la culture qui ne cesse d’obscurcir le lien avec le passé, de paralyser le rapport au présent et au futur. À tel point que ce rapport est justement devenu l’un des enjeux les plus importants de la lutte contre les lectures qui le prennent à parti, l’hypothèquent en le défigurant et en le gauchissant. Elle fait partie d’un arsenal de mots fétichisés (califat, hijâb, charî‘a[3], etc.), auxquels on attribue le pouvoir magique d’apporter des solutions radicales aux maux sociaux et politiques dont souffrent de nombreux pays arabo-musulmans.

 

La transformation contemporaine du jihâd pose de manière lancinante et récurrente le problème de l’atomisation de la violence. Elle ouvre sur la substitution de la logique sectaire religieuse à celle du politique. Corollaire de la faillite de l’éthique et du politique, la transformation contemporaine du jihâd amène l’intolérance et rend impensable le vivre-ensemble autrement que sur le mode de la secte fermée ; elle attise la haine de l’autre par l’enfermement de ce dernier dans les spéculations doctrinaires relatives à l’orthodoxie et à l’hétérodoxie ; elle fait régner une représentation nihiliste et macabre de la religion islamique ; elle subvertit le rôle de la violence en politique en faisant du radicalisme religieux l’aliment d’une entreprise semant le chaos et assumant théologiquement la barbarie.

 

Si l’on insiste tant sur la nouveauté de cette signification du jihâd, ce n’est pas pour prétendre qu’elle n’a aucun lien avec l’islam (car c’est bien dans le giron de l’Islam contemporain qu’elle est née et l’un des premiers pas vers la résolution des problèmes qu’elle pose est de reconnaître cette réalité), mais pour rappeler que cette signification est le fruit d’une mutation théologique récente. Car il n’y a pas eu semblable théorisation avant la naissance de l’islamisme. En effet, toutes les conceptualisations de la guerre, philosophiques (chez al-Fârâbî ou Averroès), politiques (chez les spécialistes de la stratégie) ou juridico-théologiques (dans les grandes écoles de droit) montrent que cette activité est dotée de lois, de codes, qu’elle obéit à une rationalité purement étatique, et que l’on est loin de l’activité arbitraire et du déploiement de la violence aveugle qui caractérise le jihadisme. Même chez les juristes et les théologiens qui ont forgé l’équivalent du modèle de la guerre sainte en Occident, la guerre reste une activité décidée par le souverain, un devoir certes religieux mais incombant à la collectivité politique et territoriale.

 

Si les origines théologiques de la justification de la guerre (défendre la communauté naissante des croyants) et la finalité qui lui est assignée (répandre le message de Dieu, soutenir le monothéisme contre le polythéisme) ne laissent aucun doute sur le caractère sacré de ce combat, il n’en reste pas moins que ce dernier est doté de principes juridiques tels que la distinction entre combattants et non-combattants, le respect des pactes et traités entre États, et surtout la présence d’une autorité politique légitime (le prince ou son représentant) qui conduit la guerre. À l’opposé de cette conception juridique, le jihâd pratiqué à l’heure actuelle par de nombreux groupes vise l’anéantissement de l’État et ne propose, en définitive, aucune vision politique au-delà du chaos qu’il cherche à instaurer en détruisant les différentes formes d’associations politiques et en tentant de leur substituer des formes religieuses inspirées de leur vision de la loi (charî‘a).

 

 

- Une homogénéité factice

Afin d’approfondir la déconstruction de cette notion de jihâd et des représentations actuelles qu’elle véhicule, un autre exemple peut être puisé dans l’une des plus grandes traditions de réflexion sur la guerre, celle des Miroirs des princes et des traités de stratégie militaire. Cette tradition prône des attitudes politiques fondées sur l’importance d’éviter le déclenchement des hostilités par la négociation, la diplomatie ou l’emploi de la ruse. Refusant le recours à la violence avant d’épuiser les autres formes pacifiques de la résolution des conflits, elle fait confiance à la prudence du prince et aux exigences de justice qui peuvent être reconnues par tous les hommes, indépendamment de ce que stipulent leurs lois positives ou des exhortations de leurs règles théologiques particulières. Pour mesurer la divergence entre le jihadisme et l’approche des auteurs classiques de l’Islam (juristes, théologiens, lettrés, historiens, et philosophes), il faut rappeler aussi que le jihâd n’était pas autre chose qu’un synonyme de « harb », qui signifie la guerre tout court. Nombreux sont les traités de stratégie et de tactique qui emploient indistinctement les deux termes, et un philosophe comme al-Fârâbî (m. 950), qui avait développé des vues extrêmement sécularisatrices sur la religion, l’emploie indifféremment avec « harb » dans l’Obtention du bonheur.

 

Cette remarque vise à se défaire de la sacralisation des mots et de leur icônisation par les groupes islamistes. Ils ont recours à une mystification courante consistant à oblitérer les significations présentes dans les textes anciens. Ce faisant, ils dissimulent le pluralisme doctrinal et les divergences d’approche du thème de la guerre en Islam au profit d’une prétendue homogénéité et unidimensionnalité qui aurait existé dès le 7e siècle, et qui serait incarnée par leurs activités actuelles. Il faudrait donc se garder de la tendance qui parcourt le champ de la recherche sur ce thème, et qui tente de démontrer qu’il n’existerait qu’une seule conception de la guerre « islamique ». Une telle démarche, qui correspond aux vœux des acteurs se réclamant des textes sacrés de l’islam, ne traduit ni les liens entre la guerre et la politique, ni la manière dont la guerre a effectivement été menée dans l’histoire ou théorisée dans les textes.

 

À ce propos, il faut rappeler que non seulement le jihâd a pu se confondre avec la guerre défensive ou la guerre de conquête, la guerre juste ou la guerre sainte, le terrorisme ou la lutte pour la libération nationale ; mais que la prétendue correspondance du jihadisme avec la doctrine coranique de la guerre, essentiellement tournée vers la fondation de la troisième religion monothéiste sous la conduite du Prophète, n’a pu être mobilisée par les tenants de l’islamisme que parce que ce dernier a franchi le pas de la manipulation de la notion d’orthodoxie, et qu’il a osé prétendre, au bout de quatorze siècles d’existence, que le « vrai » islam n’était pas encore fondé.

 

C’est en abusant des faiblesses d’une identité meurtrie par les ingérences de toutes sortes, et en profitant de la faillite du politique, incapable de dessiner un horizon ontologique de dignité et de fierté, que le jihadisme a pu prospérer. Il a même su convaincre certaines parties des peuples musulmans de l’idée absurde de la nécessité de refonder une religion présente depuis des siècles. De son côté, la décadence des sciences humaines et sociales, confisquées depuis quelques décennies par les discours islamistes sur l’éducation, explique le succès de la lecture messianique de l’histoire. Celle-ci cherche à résumer l’expérience du passé de l’Islam dans le moment de sa fondation, tout en bricolant un présent marqué par un horizon d’attente censé répéter ce moment inaugural – mais il est en même temps réceptif à une modernité technique superficielle et une mentalité consumériste qu’il n’hésite pas à calquer sur l’Occident tant décrié.

 

 

- Lutter contre le désastre

Pour lutter contre le désastre culturel et politique instauré par cette transformation, certains utilisent les subterfuges linguistiques. Par exemple, ils souhaitent convaincre de la nécessité de remplacer le mot jihâd (combat armé) par l’ijtihâd, une autre notion présente dans l’héritage classique. Elle est de la même racine (JHD), mais elle désigne tout autre chose, à savoir l’effort de réflexion sur les textes. D’autres penseurs opposent au règne de la violence arbitraire dont est responsable le jihadisme la vision d’une guerre idéalisée, pure. Ils tentent d’y faire rentrer la notion de jihâd sur un mode essentialiste et apologétique, en rappelant que c’est ainsi que la guerre fut pratiquée ou théorisée en Islam. Cela est d’autant plus faux que l’histoire nous enseigne qu’il y avait plus de guerres entre musulmans (dans le cadre de rivalités politiques entre les États) qu’avec les autres nations étrangères.

 

Certaines voix récentes se sont saisies du caractère polysémique de la notion à l’époque médiévale, où l’idée de lutte renvoyait aussi bien à des dimensions ontologiques qu’à des significations éthiques afin de contrer le jihadisme. Selon la première détermination, l’individu ou le groupe ne peuvent se contenter du rôle de spectateur face aux aberrations et aux injustices du monde. Ce versant ontologique se déduit de l’atmosphère globale initiée par les enseignements de l’islam. De ce point de vue, le contraire du jihâd n’est pas la paix, mais la paresse, l’apathie ou l’indolence. Il faut être actif à l’échelle individuelle ou sociale, lutter pour un idéal commun, défendre des causes considérées comme légitimes : tel est le fondement de cette vision de la vie comme un champ de luttes, et de la forte philosophie de l’action qu’elle sous-tend.

 

L’autre dimension est d’ordre éthique. Elle concerne la lutte morale que l’individu engage contre les passions de l’âme. Cet usage s’est répandu avec le développement de la philosophie morale en Islam chez des auteurs comme Ibn al-Muqaffa‘ (m. 756) – la Grande Éthique – ; al-Mâwardî (m. 1058) – les Règles de conduite pour l’ici-bas et l’au-delà ; ou Miskawayh (m. 1030) – la Réforme de l’éthique. Il s’agit de l’idée de combat spirituel qui rejoint, au fond, la thématique universelle du gouvernement de soi qui s’est considérablement développée en Islam tant dans les traditions philosophiques que dans les textes religieux ou mystiques. Certes, la réhabilitation des dimensions ontologique et éthique, actuellement très peu développées en raison de la situation désastreuse d’une discipline comme la philosophie ou la morale, amènerait un grand changement à l’échelle sociale et politique.

 

Il faudrait se garder, toutefois, de la tendance qui vise à accorder à la notion de jihâd un sens purement soufi, et à y réduire les différentes acceptions qu’elle a connues à l’époque médiévale. Tout en partant d’intentions louables visant à combattre la violence armée s’exerçant au nom de la religion, le fait de dire que le « vrai » ou le « bon » jihâd correspond à la lutte spirituelle ne reflète pas la réalité des usages linguistiques anciens et modernes, ni ne permet d’aborder sereinement le sens militaire de la notion. Car le versant militaire du jihâd tel qu’il est compris et pratiqué de nos jours devrait d’abord trouver un traitement politique, et c’est seulement à travers la prise en compte de toutes les dimensions de la politique dans son rapport à l’économie, à l’éthique, à l’administration et à l’éducation que pourraient émerger des solutions concrètes au problème de la violence jihadiste.

 

Notes

[1] Makram Abbès: Professeur à l’École normale supérieure de Lyon, auteur de Islam et Politique à l’âge classique, Puf, 2009, et traducteur de Al-Mâwârdî, De l’éthique du roi et du gouvernement du royaume, Les Belles Lettres, 2015.

[2] Islam/islam Ne  pas confondre Islam avec une majuscule, qui désigne l’ensemble géographique à large majorité musulmane (le monde musulman) ; et islam avec une minuscule, qui renvoie à la religion islamique. De même, il faut distinguer islamique (qui renvoie à ce qui est musulman) d’islamiste, adjectif et substantif caractérisant des mouvements et idéologies fondamentalistes se revendiquant de l’islam.

[3] Charî‘a « Voie » en arabe – sous-entendu de Dieu. Ensemble de normes doctrinales codifiant les dimensions privée et publique de la vie d’un musulman.

[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Djihad

 

Pour en savoir plus :

- Le Jihad. Origines, interprétations, combats Michael Bonner, Téraèdre, 2005

- Islam et Politique à l’âge classique Makram Abbes, Puf, 2009

- Jihad. Expansion et déclin de l’islamisme Gilles Kepel, Gallimard, 2001

- Cinq idées reçues sur l’islam et le terrorisme

- Gilles Kepel « L’émergence du salafisme est un signe des failles de notre société »

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Rédacteur

  • Pour une Révolution citoyenne par les urnes
  • Retraité SNCF, engagé politiquement depuis l'âge de 15 ans, militant du PCF de 1971 à 2008, adhérent au Parti de Gauche et à la France Insoumise depuis leur création, ex secrétaire de syndicat, d'Union locale et conseiller Prud'homme CGT  de 1978 à 2022.
  • Retraité SNCF, engagé politiquement depuis l'âge de 15 ans, militant du PCF de 1971 à 2008, adhérent au Parti de Gauche et à la France Insoumise depuis leur création, ex secrétaire de syndicat, d'Union locale et conseiller Prud'homme CGT de 1978 à 2022.

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